Il aurait suffi que tu me le dises une fois, une seule fois : « Je t’aime. » Ce n’était quand même pas le bout du monde !
Mais non, jamais tu n’as su, jamais tu n’as voulu, peut-être n’as-tu jamais pu.
Ces simples mots eussent fait de moi un enfant beaucoup plus heureux qu’il ne fût.
Leur absence m’a blessé, meurtri, amoindri. Je me suis senti ignoré de toi en dépit de toutes tes attentions de mère nourricière. Grâce à toi, je n’ai jamais manqué de rien, sauf d’une raison de vivre serein et confiant.
Lorsque tu es décédée, il y a bientôt dix ans, je n’ai éprouvé aucun chagrin. À l’heure où j’écris ces lignes, je ne t’ai toujours pas pleurée. Voilà dix ans que je ne comprends pas pourquoi ta mort ne m’a jamais fait de la peine. Nulle douleur.
Je ne t’en veux de rien, enfin je ne crois pas. Ou plutôt, je me refuse à t’en tenir rigueur, à t’accuser.
Tout est peut-être de ma faute.
T’ai-je fait souffrir lorsque je suis né ? Tu ne m’espérais peut-être pas. Suis-je arrivé au mauvais moment ?
C’est bizarre, mais je ne te vois pas en mère en train d’accoucher. Je me l’interdis, comme si ton corps n’était pas un corps.
Il faut dire que celui-ci, je ne l’ai jamais senti contre moi, je n’ai jamais entendu nos cœurs battre ensemble. Tu as toujours été trop loin de moi.
Pourquoi n’ai-je aucun souvenir de tes bras qui m’enlacent, de tes lèvres qui m’embrassent ? Pourquoi ?
Pourquoi n’ai-je aucun souvenir de tes mots qui m’encouragent, de ta bouche qui me dit : « C’est bien mon garçon, c’est très bien. » ?
Je n’arrive pas à me détacher de toi alors qu’au fond de moi, je ne nous sens pas attachés. Tu me parais une étrangère parfois. Une inconnue.
J’aurais aimé que tu me tiennes très fort entre tes bras, que tu me poses à terre lorsque j’aurais été en âge de faire mes premiers pas et, qu’à ce moment-là, tu me chuchotes à l’oreille : « Va, mon petit, va, marche, avance, n’aie pas peur ! »
J’ai l’impression que ces mots seraient restés à jamais gravés dans ma tête au lieu d’un manque, comme un trou dans mon cerveau.
J’écris tout ça et je songe que tu me colles toujours à la peau, et que ça me brûle très fort. En fait, je crois bien que tu n’es pas morte au plus profond de moi. Tu résides encore dans mon propre corps. Je m’efforce en vain de t’en chasser.
Il est enfin temps que je fasse mon chemin tout seul.
S’il te plaît, va-t’en, pour de vrai, fiche le camp, laisse-moi en paix. Je ne t’appartiens plus.
C’est bizarre, mais je sens mon ventre se gonfler, comme si tu étais en moi et qu’il fallait que je t’expulse. T’es-tu réfugiée en moi, incrustée en moi ?
Tu m’as désappris à aimer. C’était moche l’amour, pour toi. Tu n’en supportais ni l’idée ni les démonstrations, trop impudiques, ridicules !
Je n’ai rien su des beautés et bontés de la vie avec toi. Mais la peur de vivre, ça oui, tu me l’as transmise !
Je ne me suis rendu compte de rien, c’est bien plus tard que j’ai souffert, que je souffre encore.
Je te revois sur ton lit de mort. Quelques heures avant que tu ne partes, tu as tenté de me dire quelques mots que je n’ai pas compris. Tu n’avais plus la moindre force pour articuler. J’ai rêvé que ces mots inaudibles étaient empreints d’amour pour moi.
La veille, dans un moment d’éveil, tu m’as dit « repose-toi ». Cela m’a fait sourire. C’était tout toi. Toi qui ne voulais pas qu’on se fasse du souci pour toi. Toi qui nous as toujours caché les souffrances infligées par ton cancer.
Tu ne t’es jamais plainte, jamais.
Tu t’es dévouée aux autres, à ton père, à ta mère, à ton frère, les accompagnant sans faillir jusqu’à la mort.
Tu étais courageuse, tellement courageuse. Élevée à la dure. Trop ?
J’ai la sensation d’un immense gâchis, d’un rendez-vous perpétuellement manqué. Nous aurions pu être si proches, bien plus proches que nous l’avons été. Nous sommes tous deux restés sur la réserve, sur un quant-à-soi « bien élevé ».
Nous ne nous sommes jamais abandonnés l’un à l’autre, dans la confiance, la tendresse et l’amour.
En écrivant, je tente de me rapprocher de toi, non pas pour dépendre de toi et de ton bon vouloir –, mais pour que nous fusionnions le temps d’un vrai câlin, un câlin pour se dire adieu de manière authentique.
J’aurais aimé que nous nous trouvions, que nous nous retrouvions, avant de nous séparer.
Je recherche des images de paix entre nous deux, des moments où nous avons été « bien » ensemble. Il y en a eu, que j’occulte peut-être. Je repense à toutes ces fêtes des Mères où, depuis Paris, je t’envoyais un bouquet de fleurs. Je n’aurais manqué ce rituel pour rien au monde. Je savais que ça te faisait plaisir. Et ça me faisait plaisir à moi aussi. Tout ça dans le plus grand silence.
Ce sont tes mots qui m’ont fait défaut. Des vrais mots, à moi destinés, et qui ne parlaient que de moi, de ce que je représentais d’essentiel pour toi.
Je devrais t’en vouloir, mais c’est impossible.
Tu es « partie » depuis bientôt dix ans, et je ne m’imagine toujours pas te dire « je t’aime ». C’est effarant !
Ça ne peut pas sortir de moi. Ça ne passe pas.
Ton décès aurait-il été pour moi un non-événement ? Est-ce que cela me rend coupable d’ingratitude à ton égard ?
Il est vrai que nous étions une famille où nous ne pleurions jamais, même pas les morts.
Machinalement, je dessine une vieille valise en carton, celle que notre père avait oublié sur le quai de la gare quand il nous a quittés. Je l’avais suivi sans me faire voir et récupéré la valise. J’y trouvai une photo, si floue, prise lors de votre mariage, et la paire de gants que tu lui avais offerte à l’occasion.
« Qu’il est difficile d’aimer ! » 😉
Un texte fort.
Oh que oui ! Et à tout âge !
❤️
Merci, Michel.