De son vivant, Grand-père possédait en effet le redoutable don de mettre mal à l’aise n’importe quel interlocuteur. Courtaud sur pattes, compact sans être gros, les rides frontales toujours sur le qui-vive, une moue permanente, des lèvres minces naturellement portées vers des consonnes sifflées, il disposait d’un fichu caractère. Tout à la fois exigeant et cynique, casse-bonbons caractériel, d’une cruauté morale à toute épreuve, chiant en résumé, c’était une vraie tête de cochon, un atrabilaire de première bourre, notamment pour ceux qui avaient le redoutable privilège de l’approcher de près, ce qui fut le lot de Grand-mère pendant plus de soixante-cinq ans.
Moi qui ai toujours eu les idées larges pour les défauts des autres, particulièrement de ceux dont je suis issu et dont je tiens mes gènes, je suis convaincu que les comportements de tyranneau de mon aïeul tenaient à l’âpreté de sa propre jeunesse : un frère aîné fauché au Chemin des Dames ; un père amoché pour la vie par la ruade d’un percheron rétif, ainsi réduit à l’état de grabataire paraplégique régentant son monde depuis son fauteuil ; une mère murée dans un silence quasi permanent, ouvrière bosseuse au service exclusif de sa couvée de survivants. En résumé : une enfance à l’école des champs, des corvées ; une adolescence de commis sous le joug rarement subtil des patrons de ferme ; une fuite vers la ville pour une embauche chez un limonadier jusqu’à ce que, sou après sou, il économise un pécule suffisant pour ouvrir, à son compte, une épicerie café. À vingt ans de travail succédèrent trente ans de labeur, soit, si je compte aussi bien que lui, cinquante années d’ouvrage, l’œil en permanence rivé sur sa bourse qui certes gonfla bien, au point qu’il se retira propriétaire d’une supérette prospère et d’un épais portefeuille d’actions.
Élevé à la dure, il dénia à quiconque le droit de vivre dans la facilité, veilla à ce qu’aucune générosité de sa part envers ses proches ne leur insufflât le dégoût de l’effort, ce qui le rendit fort peu généreux, doux euphémisme pour qualifier sa pingrerie. De plus, comme si sa réticence à ouvrir la main ne suffisait pas à bien comprendre sa philosophie de l’existence, il en rajoutait avec la bouche, prodigue en déclinaisons de son aphorisme préféré : « Aide-toi, le ciel t’aidera ».
Cela dit, ce portrait somme toute peu flatteur doit être rehaussé. Grand-père, tu n’avais pas que des défauts. Plus exactement, ceux-ci étaient largement compensés par ton art de manier si subtilement l’ironie. Toujours sur fond d’amertume mais avec quel talent. Tu ne nous faisais pas rire mais sourire, tu nous estomaquais, nous estoquais, nous faisais avaler n’importe quelle couleuvre, mais de tes tirades de comédien matois, de tes refrains de chansonnier bien élevé, de tes réquisitoires suants d’une franche mauvaise foi, ô quel plaisir, ô quelle délectation de spectateurs captivés nous tirions !
Et puis, dernier hommage mais le plus essentiel à mes yeux : tu étais séduisant. Oui, mon vieux : tu plaisais aux femmes, aux jolies femmes, aux jeunes femmes, aux fines femmes, au gratin des femmes, quoi. De mon point de vue, les jeunes, jolies et fines femmes craquent en majorité devant deux types de mâles : ceux qui sont beaux et ceux qui ont de l’humour (avec une préférence marquée pour le mâle protée dont l’enveloppe à la James Dean recèlerait les talents d’humoriste d’un Tristan Bernard). Sans vouloir te vexer Grand-père, tu as bien fait de jouer la carte de l’humour. Mais ne réussit pas qui veut. Dans ce grand concours où les mots d’esprit sont autant de ronds de jambe, où les suggestions par le verbe, souvent chez toi à l’orée du grivois, remplacent les œillades, où le sourire obtenu ouvre vers des perspectives horizontales, où le handicap éventuel d’un corps imparfait se trouve compensé par l’aimantation presque jouissive exercée par l’esprit, tu étais redoutable Grand-père. Je ne sais pas si tu en as profité pour offrir à tes entrailles le malicieux plaisir que tu diffusais chez tes admiratrices, en revanche je n’ignore pas, témoignages à l’appui, combien tes voisines, tes clientes, toutes jeunes, toutes belles, toutes fines, te tenaient en haute estime pour ne pas dire plus.
Cependant, vis-à-vis de Grand-mère, tu aurais pu faire un effort. Je sais, bien que n’étant pas marié, que la première femme dont on se lasse est son épouse ; je sais qu’il faut des trésors d’imagination pour résister à l’érosion de son couple ; je sais que le vieillissement de l’autre est le pire miroir pour soi-même ; je sais que la fidélité n’a pas été inventée par l’homme mais par la société ; je sais beaucoup de faits, je possède des arguments, des preuves, des témoins, mais quand même, tu aurais pu être un peu plus aimable envers ta Margot dont le principal tort, à mon sens, aura été de t’avoir docilement servi, héroïquement obéi, sans rébellion, sans penser un instant qu’avec ses trente kilos de plus que toi, elle aurait pu et dû te faire depuis longtemps subir l’humiliation d’une planchette japonaise ou d’un atémi, en contrepartie de tes vexations de roquet, toi pourtant si aimable en dehors de ta niche. Cela dit, tu progressais avec l’âge, comme quoi nulle cause n’est éternellement désespérée. N’avais-tu pas, il y a deux ans, alors que tu étais déjà fatigué, amoindri, plus persiflant que jamais, n’avais-tu pas accepté que ton épouse, à quatre-vingt-huit ans sonnés, signe le premier chèque de son existence. Ce délire de générosité passé, tu avais bien pris soin de me glisser :
– La femme est l’avenir de l’homme : la preuve !
Quel portrait vivant ! On le voit, on est même prêt à prendre un verre avec lui ( s’il accepte de nous en offrir un) pour entendre ses fameuses réparties. Toujours le même plaisir de te lire
Offrir un verre ? Hum. Mon propre grand-père, dont ce portrait est pour partie inspiré, n’offrait que du vin en bouteille étoilée (vin des Rochers, alias le velours pour l’estomac. Tu parles !). Et, en guise de champagne, nous avions droit au Kriter, un affreux mousseux que lui seul trouvait fort bon !